La Voie hermétique
de Françoise Bonardel
Dervy Poche, 2011.
p. 12
. . . Il faudrait voir dans les métamorphoses d'Hermès et de sa doctrine au fil des siècles la preuve de sa réussite à négocier les relations toujours complexes et changeantes de l'Un et du multiple, de la matière et de l'esprit, de l'homme et de la nature. Hermès aurait en cela été — en dépit d'une étymologie hasardeuse — le rénovateur du sens et l'herméneute par excellence, celui qui préside à toutes les re-naissances, métamorphoses et incarnations authentiques. On comprendra mieux en ce cas pourquoi ces grandes interrogations sur la question même du sens que furent au XXe siècle les différentes herméneutiques — en histoire des religions, psychologie des profondeurs, anthropologie de l'imaginaire — se sont presque toutes spontanément placées sous le patronage d'Hermès le médiateur.
...distinguer :
l'hermètisme, en tant que corps de doctrine et exégèse savantes des Hermética, et
hermésisme : « Ensemble plus vaste de doctrines, de croyances et de pratiques ne dépendant pas nécessairement de la tradition hermétique alexandrine, mais incluant la Kabbale chrétienne et d'une manière générale la plupart des formes que revêt l'ésotérisme moderne». L'attitude d'esprit hermésienne serait donc commune à tout l'ésotérisme occidental, placé « sous le signe du dieu au caducée».
...nous avons choisit de nommer :
hermétique — la pensée et les pratiques énoncées dans les Hermética (écrits attribués au Trismégiste, regroupant en plus de [la révélation transmise dans le] Corpus Hermeticum des textes d'inspiration magique, médicale, astrologique et alchimique.),
hermétiste — l'ensemble de la tradition ésotérique patronnée par Hermès et incluant donc à l'occasion théosophie, kabbale, alchimie, astrologie.
...
hermésienne — la tournure d'esprit qui, inspirée par le regard et le Verbe du dieu polymorphe et du Sage antique, invite à entreprendre un acte herméneutique de « compréhension » gnostique.
p. 17
... « hermétisme savant » ... au début réservé au seul Poimandrès (traités I à XVIII) où le Noûs-Dieu, en la personne de Poimandrès, révèle à Hermès Trismégiste cette sagesse divine qui, transmise à des disciples choisis, constitue l'enseignement fondateur de ce qui deviendra la tradition hermétique.
p. 18
Traduit pour la première fois du grec en latin par Marsile Ficin et publié en 1471 (édition princeps) sous le titre Mercurii Trismegisti Pimander, seu Liber de potestate ac sapientia Dei, le Pimandre (Poimandrès)... Le manuscrit grec aurait été rapporté de Macédoine à Florence en 1460 par le moine Léonardo de Pistoia... Hermès s'y présente d'entrée en ces termes : « Je suis Hermès Trismégiste qui, par ma doctrine théologique singulière, fut considér avec stupéfaction et admiration par les Egyptiens et les barbares, puis par les anciens théologiens chrétiens ».
p. 19
Eugenio Garin : « En réalité, le trait particulier et le terrain commun de l'hermétisme, aussi bien théologique que magique, se situent spécifiquement dans la recherche d'un plus haut niveau de connaissance dans lequel, tandis que l'on se saisit de l'unité du tout, on s'identifie avec le tout et on opère dans le tout en le transformant, la connaissance s'identifiant avec l'action » (4).
note : 4. Hermétisme et Renaissance, trad. fr., Paris, Editions Allia, 2001, pp. 34-35.
p. 21
...les écrits des premiers alchimistes... témoignent de préoccupations spirituelles et « gnostiques » très proches de celles de l'hermétisme savant... (Bolos de Mendès, Zosime le Panopolitain, Synésius, Olympiodore [néo-platonicien du VIe siècle], Stéphanos d'Alexandrie). Le corpus des alchimistes grecs ne sera constitué qu'au VIIe s., peut-être par Théodoros, mais les nombreux fragments alchimiques d'Hermès qu'il comporte (6) attestent la proximité originelle des deux traditions. Plus tard, c'est-à-dire durant tout le Moyen Âge et la Renaissance, les alchimistes et hermétistes occidentaux se référeront constamment aux Sept chapitres attribués à Hermès (7) et surtout à la Table d'Emeraude qu'Albert le Grand (1193-1280) découvrit dans une traduction latine...
note : 6. Celui-ci en particulier : « Si tu ne dépouilles pas les corps de leur nature corporelle et si tu ne donnes pas une nature corporelle aux incorporels, rien de ce que tu attends n'aura lieu ».
7. On peut trouver ce texte dans La Bibliothèque des Philosophes chimiques de William Salmon, 1672-1673, augmentée par Jean Maugin de Richebourg t. 1, Paris, 1740, (1740-1754), 6 vol.
Les Sept principes hermétiques :
1. Le Principe de Mentalisme.
2. Le Principe de Correspondance.
3. Le Principe de Vibration.
4. Le Principe de Polarité.
5. Le Principe de Rythme.
6. Le Principe de Cause et d'Effet.
7. Le Principe de Genre.
1. Le Principe de Mentalisme : « Le Tout est Esprit ; l'Univers est mental, il est contenu dans l'âme DU TOUT. »
2. Le Principe de Correspondance : « Ce qui est en Haut est comme ce qui est en Bas ; ce qui est en Bas est comme ce qui est en Haut. »
3. Le Principe de Vibration : « Rien ne repose ; tout remue ; tout vibre. »
4. Le Principe de Polarité : « Tout est Double ; toute chose possède des pôles ; tout a deux extrèmes ; semblable et dissemblable ont la même signification ; les pôles opposés ont une nature identique mais des degrés différents ; les extrèmes se touchent ; toutes les vérités ne sont que des demi-vérités ; tous les paradoxes peuvent être conciliés. »
5. Le Principe de Rythme : « Tout s'écoule, au dedans et au dehors ; toute chose a sa durée ; tout évolue puis dégénère ; le balancement du pendule se manifeste dans tout ; la mesure de son oscillation à droite est semblable à la mesure de son oscillation à gauche ; le rythme est constant. »
6. Le Principe de Cause et d'Effet : « Toute cause a son Effet ; tout Effet a sa Cause ; tout arrive conformément à la Loi ; la Chance n'est qu'un nom donné à la loi méconnue ; il y a de nombreux plans de causalité, mais rien n'échappe à la Loi. »
7. Le Principe de Genre : « Il y a un genre en toutes choses ; tout a ses Principes Masculin et Féminin ; le Genre se manifeste sur tous les plans. »
La Table de la loi hermétique (La Table d'Emeraude) (p. 22)
. . . 1. Il est vrai, sans mensonge aucun et très véridique
. . . 2. Que ce qui est en bas est comme ce qui est en haut, et ce qui est en haut comme ce qui est en bas, pour que s'accomplisse le miracle d'une seule chose.
. . . 3. Et de même que toutes choses ont procédé de l'Un par la seule médiation de l'Unique : ainsi sont-elles par adaptation nées de cette chose unique.
. . . 4. Son père est le Soleil, et la Lune sa mère ; le vent l'a porté dans son ventre et sa nourrice est la terre.
. . . 5. C'est le père de tous les miracles du monde.
. . . 6. Intègre est sa puissance, si elle est convertie en terre.
. . . 7. Tu sépareras la terre du feu, le subtil de l'épais, doucement et avec grande habilité.
. . . 8. Elle s'élève de la terre vers le ciel puis redescend en terre et reçoit l'énergie des réalités supérieures et inférieures ; ainsi gagneras-tu la gloire du monde entier, et toute obscurité s'éloignera de toi.
. . . 9. C'est là de toute force la puissance suprême, qui dominera toute réalité subtile et pénétrera tout corps solide.
. . 10. Ainsi le monde a-til été créé.
. . 11. Les applications en seront dès lors merveilleuses, selon les modalités que voici.
. . 12. C'est pourquoi moi Hermès, détenant les trois parties de la philosophie du monde entier, suis avec raison appelé Trismégiste.
. . 13. Est ainsi accompli ce que j'ai dit quant à l'opération du Soleil (8)
note : 8. Texte traduit du latin par F. Bonardel dans Philosopher par le Feu (anthologie de textes alchimiques occidentaux), Paris, Seuil, coll. « Points sagesse », 1995, pp. 45-46. Rééd., Paris, Almora, 2008, p. 60.
La médiation solaire (p.57)
. . . Le soin d'équilibrer l'univers revient tout particulièrement au soleil qui, médiateur entre ciel et terre, assure « l'équilibre du char du monde » (Poimandrès, XVI, 7), disposé autour de lui « comme une couronne ». La sauvegarde du Tout dépend donc de la juste tension des rênes qu'il tient en main ; ces rênes étant « la vie, l'âme, le souffle, l'immortalité et la génération » (Poimandrès, XVI, 8). Tels sont les principes « pneumatiques » qui animent la Création, dont l'existence dans le temps n'est plus la conséquence d'une scission ontologique, d'un drame cosmique, mais du « libre jeu » entre les énergies telluriques et célestes accordées par le soleil, médiateur divin : « Il a donc un peu lâché les rênes pour que le monde puisse mener sa course, non pas loin de lui, mais, s'il faut le dire, avec lui » (Poimandrès, XVI, 7).
. . . Relais du Noûs-Dieu en ce monde, le soleil est également le foyer actif d'où émanent, et vers lequel convergent, deux lumières différentes dont l'hermétisme s'efforce de penser la convergence. L'une des faces du soleil tournée vers le ciel émet des rayons grâce auxquels l'astre souverain peut nourrir « les parties immortelles du monde » (Poimandrès, XVI, 8). L'autre lumière, inférieure certes et souvent prisonnière dans le monde, n'en est pas moins celle qui « baigne de son éclat l'entière concavité de l'eau, de la terre et de l'air ». C'est par cette lumière que le soleil « vivifie et met en mouvement, par les naissances et les métamorphoses, les êtres vivants qui subsistent dans ces parties-ci du monde » (Poimandrès, XVI, 8). Parvenir à accorder ces deux lumières – divine et naturelle – demeurera jusqu'au XVIIe siècle l'une des préoccupations majeures des hermétistes et alchimistes cherchant « le lieu et la forme » (Rimbaud) permettant à la matière de se pneumatiser, à la lumière de s'incarner :
. . . « Tout descend du ciel sur la terre, dans l'eau et dans l'air. Du feu, seulement ce qui tend d'en bas vers le haut est vivifiant ; ce qui tend vers le bas est subordonné à ce qui monte. Mais tout ce qui descend d'en haut est générateur ; tout ce qui s'exale vers le haut est nourissant. La terre, qui est seule à subsister en repos en son lieu, est le réceptacle de toutes choses, elle reçoit en elle tous les genres et, de nouveau, les rend au jour. C'est donc là le Tout qui, comme il t'en souvient, contient tout et qui est tout. L'âme et la matière, embrassées par la nature, sont mises en mouvement par elle, avec une telle diversité dans l'aspect multiforme de tout ce qui prend figure qu'on y reconnaît un nombre infini d'espèce qui, tout en se distinguant par la différence de leurs qualités, sont cependant unies à telle fin que le Tout semble un et que de l'Un tout semble être sorti. Or les éléments, grâce auxquels la matière tout entière a pris forme, sont au nombre de quatre : le feu, l'eau, la terre, l'air ; une seule matière, une seule âme, un seul dieu » (Asclépius, Ia, 2).
. . . « Masse confuse, aussi longtemps qu'elle n'est pas mise en oeuvre » (Poimandrès, XII, 22), la matière est ainsi vivifiée, animée, travaillée jusqu'au tréfonds d'elle-même, dans la moindre de ses parcelles, grâce à l'énergie créatrice dont est porteuse la lumière solaire...
Réceptacle de toutes choses, elle (La Terre) est donc le « lieu » symbolique — plus que matériel ou spacial — où s'effectuent les échanges avec le ciel. Aussi, célébrant l'Un le Tout (En to Pan), Hermès le loue-t-il pour
« la permanence de toute la nature, infiniment remplie de ton oeuvre procréatrice » (Ascl., 41).
. . . Devient du même coup perceptible la chaîne du monde, ... où prévaut la sympathie universelle « Toutes choses sont connexes les unes aux autres par de mutuels rapports dans une chaine qui s'étend de la plus basse à la plus haute » (Ascl., II, IV, 19). Tel est, dit très justement J. Evola, le propre de l'Art hermétique, qui consiste « à réveiller le sens des analogies, à rétablir les contacts» (3). ...chaque parcelle du monde créé, animée par le rayonnement divin et solaire, est elle-même devenue Un le Tout ...
. . . Immense est de ce fait la responsabilité de l'homme, dont le regard porte en quelque sorte le monde vers son accomplissement ou le laisse au contraire s'étioler et déchoir. Médiateur par excellence — à l'image d'Hermès — il est lui même le carrefour, le croisement décisif ou fatal vers lequel convergent les énergies telluriques et célestes jusqu'alors dispersées qu'il lui appartient d'équilibrer et de réunifier. Si l'idée n'est pas nouvelle — Plotin parlait lui aussi de « l'âme amphibie » de l'être humain...
note : 3. La Tradition hermétique, op. cit., p.39. Sur cette chaîne, souvent nommée Aurea Catena Homeri (chaîne d'Or d'Homère), voir pp. 91 à 94 du présent ouvrage.
p. 91
. . . Que l'univers soit triple tout en étant Un est unanimement admis par les mages renaissants, distinguant à cet effet trois plans de réalité — céleste, intellectuelle, terrestre ou matérielle — comme l'avait déjà fait le Corpus Herméticum parlant d'hommes hyliques, logiques et pneumatiques (les trois gunas indiens : tamasique, rajasique et sattvique)... ...(le véritable problème est ) la connaissance des moyens de relier ces différents plans, de passer de l'un à l'autre sans confusion ni séparation ; question d'autant plus cruciale qu'ils sont simultanément présents dans l'homme (microcosme) et dans l'univers (macrocosme), correspondant analogiquement...
. . . ...La tripartition traditionnelle corps-âme-esprit correspond analogiquement à ces trois mondes (terrestre, intellectuel, céleste) ; le terme « intellectuel » devant être pris tantôt au sens de mental, s'il est associé aux facultés cognitives ordinaires ; tantôt de spirituel s'il est en l'homme l'expression du Noûs-Intellect. Là encore, le lien entre ces trois mondes, ou aspects d'un même monde, prend la forme d'une chaîne d'or, comparable à celles des initiés dans la transmission hermétique (l'enchaînement cosmique est source d'harmonie et non de servitude).
. . . ...le génial caméléon humain capable de toutes les métamorphoses... est d'abord le foyer, receptif et actif, où l'ébranlement créateur initial, venu de Dieu et communiqué à l'ensemble du monde créé par l'entremise de l'Aurea Catena, peut être reconduit à son origine, parachevé, « compris » par le regard du mage en cela comparable à celui d'Hermès qui « voit tout »...
p. 103
Giordano Bruno... son intuition de l'infini lui viendrait en fait davantage de Nicolas de Cuse (1401-1464) que d'une conception scientifique relative à l'infini mathématique et spatial. Le Cusain n'avait-il pas lui-même emprunté au Livre des XXIV philosophes — traité anonyme d'inspiration hermétiste — sa fameuse définition de Dieu comme sphère infinie « dont le centre est partout, et la circonférence nulle part » dont se souviendra à son tour Pascal ? Reconnaissant l'existence d'un principe vital éternel parcourant toutes choses, Giordano Bruno s'inscrit à n'en pas douter dans la lignée des hermétistes qui, de certains présocratiques (Héraclite, Empédocle) aux Stoïciens et Néoplatoniciens (Proclus, en particulier), ont jeté les bases des futures philosophies de la Nature, magies et théosophies, et de la pensée alchimique à laquelle G. Bruno n'accorda personnellement que peu d'intérêt.
Editions critiques du Corpus Hermeticum :
. . . Hermès Trismégiste, Poimandrès (traités II-XVIII), Asclépius, Fragments extraits de Stobée (I-XXIII et XXIII-XXIX), texte établi par Arthur Darby Nock et André-Jean Festugière, 4 vol., rééd. Paris, Les Belles Lettres, 1954-1960.
Biographie de l'auteur :
. . . Françoise Bonardel est philosophe et professeure à la Sorbonne, où elle enseigne la philosophie des religions. Elle est l'auteure entre autres de Philosopher par le Feu au Seuil, Philosophie de l'alchimie, l'Irrationnel et à également collaboré au Dictionnaire critique de l'ésotérisme tous trois parus aux PUF.
Bibliographie de Françoise Bonardel :
— L'Hermétisme, Paris, PUF, 1985.
— A. Artaud et la fidélité à l'infini, Paris, Balland, 1987 (épuisé).
— Instructions fondamentales, de Kalou Rinpotche (intr. au bouddhisme Vajrayana), traduction, Paris, Albin Michel, 1990.
— Philosophie de l'alchimie, Grand OEuvre et modernité, Paris, PUF, 1993.
— Philosopher par le Feu. Anthologie de textes alchimiques occidentaux, Paris, Seuil, coll. « Points sagesse », 1995. Rééd., Paris, Almora, 2008.
— « Eloge de la nébulosité » dans Les nuages et leur symbolique, Paris, Albin Michel, 1995.
— L'Irrationnel, Paris, PUF, 1996.
— Transhumances, Montpellier, Fata Morgana, 1999.
— « De la caducité comme pratique spirituelle », dans La Chute, Paris, Noesis, 2001.
— Collaboration au Dictionnaire critique de l'ésotérisme, Paris, PUF, 1998, au Grand Livre de l'expérience spirituelle, Paris, Bayard, 2002 et au Dictionnaire des femmes mystiques, Paris, Robert Laffont, 2011.
— Petit dictionnaire de la vie nomade, Paris, Médicis-Entrelacs, 2006.
— Bouddhisme et philosophie. En quête d'une sagesse commune, Paris, L'Harmattan, 2008.
— Des héritiers sans passé. Essai sur la crise de l'identité culturelle européenne, Paris, Les Editions de la Transparence, 2010.
Ce livre est la réédition revue, augmentée et corrigée de L'Hermétisme, paru aux PUF en 1985.
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