PHÉDON, ou De l'âme
de Platon.

. . . Dialogue philosophique de Platon (428-347 av. J.-C), appartenant à ce groupe de dialogues (v. le Banquet, Phèdre, la République) dans lesquels Platon a développé - toujours par la bouche de Socrate - les principaux points de sa doctrine. Les principaux personnages prenant part au dialogue sont : Socrate, Phédon, Simmias et Cébès. Les voici dans la cellule, où Socrate, victime de la réaction des sophistes, qu'il combattait, et condamné à mort comme corrupteur de la jeunesse, attend que son geôlier lui apporte la ciguë. Autour de lui se pressent ses disciples et ses amis ; sa femme, Xantippe, fait une brève mais bruyante apparition : Socrate en effet la renvoie aussitôt à la maison, car la sagesse hellénique, toute masculine, s'employait à tenir éloignées les femmes, surtout lorsqu'il s'agissait de choses graves. Socrate charge les amis qui l'assistent de saluer de sa part les absents ; en particulier, Cébès est chargé de saluer le poète Évènus. Après avoir fait admettre qu'un véritable philosophe ne saurait avoir peur de la mort, Socrate soulève la question de la survivance de l'âme et de son devenir, lorsqu'elle sera « ramassée en elle-même et sur elle- même, après s'être débarrassée de ses maux ». Socrate est aussitôt invité par ses amis à démontrer l'immortalité de l'âme, et ce grave problème occupera la plus grande partie du dialogue. Le premier argument avancé par Socrate est celui des « contraintes » : dans le continuel devenir des choses, chaque élément semble naître de celui qui est son opposé : on ne peut parler du sommeil que lorsque l'on connaît l'état de veille, et vice-versa ; le froid n'a de sens que si l'on connaît la chaleur : aussi les expressions : « s'éveiller » et « s'assoupir », « s'échauffer » et « se refroidir », ne font qu'indiquer le passage d'un état à l'autre, qui lui est opposé. La « mort » et la « vie » sont également des contraires et, puisque « mourir » indique le passage de la vie à la mort, « renaître » indiquera le passage de la mort à la vie. Puisque l'âme renaît, cela signifie qu'elle n'est pas détruite par la mort du corps, mais que, comme le veulent les théories orientales traitant de la métempsycose, l'âme survit, en passant à travers une série de vies et de morts. Le deuxième argument de Socrate est celui du « souvenir ». Il advient qu'en voyant une lyre, on se souvienne du musicien qui en joue d'habitude, ou, qu'en voyant un portrait, on se souvienne non seulement de celui dont les traits sont représentés, mais encore de ses amis ou de ses ennemis. On peut donc définir le souvenir comme la connaissance d'un objet qui ne tombe pas directement sous nos sens, et dont nous ne pouvons avoir connaissance qu'à travers un autre objet, différent du premier, mais qui, lui, tombe sous le contrôle de nos sens. Or, nous avons connaissance de valeurs absolues, telles que Beauté, Bonté, Egalité, etc., lesquelles ne tombent jamais sous le contrôle direct de nos sens. En effet, nous voyons des choses belles, mais non la Beauté ; des choses égales entre elles, mais non l'Égalité. Toutefois, nous ne pourrions avoir connaissance de la Beauté, si nous n'avions jamais vu de choses belles ; ni de l'Égalité, si nous n'avions jamais vu de choses qui soient égales entre elles. En d'autres termes, en prenant grâce à nos sens connaissance des choses belles ou égales entre elles, nous arrivons, en même temps, à appréhender l'idée de Beauté ou d'Égalité, concepts qui ne sont pas du domaine du sensible, mais de celui de l'intelligible. Si nous ajoutons cette constatation à notre définition du souvenir, nous devons admettre que toute connaissance que nous pouvons avoir dans le domaine de l'intelligible, n'est pas autre chose qu'un souvenir, c'est-à-dire la connaissance de ce qui, ne tombant pas sous nos sens, ne nous est rendu perceptible qu'à travers ce qui existe dans le domaine du sensible. Ce souvenir ne peut, néanmoins, se rapporter à une époque quelconque de notre vie terrestre, puisqu'à aucun moment de celle-ci nous n'avons accès à la perception directe des valeurs absolues ; par conséquent, il doit se rapporter nécessairement à un moment de notre vie extra-terrestre, lorsque notre âme s'est trouvée en contact direct avec l'éternité. L'âme a donc une vie propre, indépendante du corps et préexistante par rapport à lui. L' « analogue » suggère à Socrate un troisième argument. Tout ce qui existe peut être séparé en deux grandes catégories, à savoir : ce qui est composé, et peut, par conséquent, être décomposé ; et ce qui est simple et donc indécomposable. Est composé ou décomposable tout ce qui participe de la matière ; par contre, ce qui est simple et, par conséquent, indécomposable, appartient uniquement au domaine de l'intelligible.
. . . Contre cette argumentation, Simmias rétorque qu'un accord formé sur une lyre appartient au domaine de l'intelligible, puisqu'on ne peut ni le toucher, ni le voir ; or, si la lyre se brise, l'accord prend fin également. Semblablement, ne pourrait-on considérer que l'âme est un accord en quelque sorte résultant et dépendant du corps. Cébès intervient alors. Se référant aux deux premiers arguments énoncés par Socrate, il fait observer que ce dernier ne démontre pas que l'âme est immortelle, mais seulement qu'elle peut passer par des corps différents, à la manière d'un homme qui change d'habits, mais rien ne nous prouve qu'à la fin l'âme ne meurt pas non plus. La riposte de Socrate à Simmias est aisée : puisqu'il est démontré que l'âme existe avant le corps, elle ne peut être comparée à un accord, puisque ce dernier ne peut exister antérieurement à la lyre. En outre, l'accord dépend de la qualité de la lyre et ne peut commander à celle-ci ; l'âme, au contraire, commande au corps, comme le démontre Ulysse, qui « ...se frappant la poitrine, gourmanda son cœur en ces termes : - Supporte-le, mon cœur, tu as déjà supporté des choses plus révoltantes ! » (Odyssée, XX, 17). La réponse de Socrate à l'objection faite par Cébès ne vient qu'après une longue méditation, car elle est plus complexe et implique le développement de la théorie platonicienne des « idées ».
. . . Depuis toujours, commence Socrate, la philosophie grecque a cherché le Principe de toutes choses ; mais elle l'avait cherché en vain, parce qu'elle essayait de le découvrir dans les éléments matériels. Or, la Cause première de toutes les Causes ne réside pas dans la matière, mais dans un principe éternel et immuable ; 1' « Idée ». Ce que nous appelions « beau » est tel parce que participant à l'idée éternelle du Beau ; de même, ce qui est « majeur » ou « mineur » est tel parce que participant de l'idée de Grandeur ou de Petitesse. Ainsi, quand nous disons que Simmias est plus grand que Socrate, mais plus petit que Phédon, nous ne voulons pas faire entendre par là que Simmias réunit en soi les deux contraires, étant en même temps grand et petit, mais que - relativement à Socrate - il participe de l'idée de Grandeur, et, relativement à Phédon de l'idée de Petitesse. Les objets peuvent donc participer d'idées contraires, mais seulement alternativement. Il existe pourtant des objets qui ne peuvent participer des idées contraires, - même alternativement, - à moins de changer de nature. Par exemple : la neige participe de l'idée du froid et ne peut participer de celle de la chaleur, sinon en se transformant en eau. L'âme est de celles-ci ; elle participe nécessairement de l'idée d'Immortalité (il ne serait pas possible d'imaginer une âme morte), mais dans l'idée d'immortalité est implicitement contenue celle d'incorruptibilité ; l'âme ne peut donc changer de nature (comme fait la neige à l'approche de la chaleur), parce que, ce faisant, elle mourrait en tant qu'âme pour devenir autre chose. Il s'ensuit que, en rapprochant les idées d'« âme » et de « mort », on voit que l'âme ne peut se transformer en quelque chose d'autre pour accueillir en soi la mort, mais qu'au contraire, elle s'en éloignera, pour rester immortelle. Les dernières paroles de Socrate sont consacrées à brosser un tableau fascinant de l'au-delà et du destin des âmes qui, après la mort du corps, s'élèvent - si elles sont parfaites - vers un monde supérieur, ou - si elles sont imparfaites et coupables - restent, pour expier, dans les régions souterraines.
. . . Donnant de notre monde, replacé dans l'ensemble de l'Univers, une vision merveilleuse et symbolique, Socrate se livre alors à de brillantes hypothèses cosmologiques, dans lesquelles la constitution physique et métaphysique de notre globe tend vers une harmonieuse unité. Notre planète est, selon Socrate, une énorme sphère, placée au centre du Cosmos, lequel est beaucoup plus grand qu'il ne nous apparaît. Au-dessus et tout autour de nôtre monde visible se trouve un autre monde, dont la matière est « aérienne » et où les couleurs sont plus diaprées et plus éclatantes que celles que nous connaissons, où la terre est, comme un splendide joyau, ornée d'or et d'argent à profusion et où les hommes, qui sont de loin plus parfaits que nous, conversent directement avec les dieux. Ce monde supérieur est délimité par les espaces remplis d'éther pur, dans lequel se meuvent les astres, dont le scintillement éblouissant fait le bonheur des habitants de ces régions. La région « aérienne » communique avec notre terre par des « percées souterraines » à travers lesquelles coulent des fleuves intarissables roulant des eaux chaudes et froides. Sous nos pieds se trouve un troisième monde, souterrain, communiquant également avec le nôtre à travers des crevasses, charriant une boue liquide et, quelquefois, de la lave. De ces gouffres, il en est un particulièrement grand qui traverse toute la terre : c'est le Tartare. C'est dans ce gouffre que se jettent tous les fleuves, et c'est de lui qu'ils sortent tous. Ces fleuves et courants sont nombreux, mais parmi les principaux, on en distingue quatre, dont le premier et le plus éloigné du centre est l'Océan. Les autres sont les fleuves Achéron, Périphlégéthon et le Cocyte. L'Achéron, qui coule entièrement sous la terre, se déverse dans le marais Achérousiade, où se rendent les âmes des morts. Le Périphlégéthon, qui coule entre l'Océan et l'Achéron, traverse les zones souterraines en feu et charrie ces matériaux en fusion qui seront ensuite déversés par les volcans. Par contre, le Cocyte est ce fleuve glacial qui, passant par des régions terrifiantes et sauvages, se déverse dans le Styx et, de là, atteint le Tartare. C'est dans ce monde souterrain que se réunissent les âmes qui doivent être jugées après la mort : celles des sages, qui ont vécu en se conformant aux préceptes de la vraie philosophie, s'élèveront dans les régions supérieures où elles mèneront à l'avenir une existence incorporelle et heureuse. Ceux qui se sont maintenus à égale distance du bien et du mal, arrivent, par le fleuve Achéron au lac d'Achérousiade, où ils ont à se purifier avant de retourner sur la terre. Ceux qui ont commis des fautes graves, mais pardonnables (par exemple, les violents et les homicides repentis), sont précipités dans le Tartare, d'où le courant les rejette dans le Cocyte ou dans le Périphlégéthon et, de là, dans les marais de l'Achérousiade, où ils implorent à grands cris le pardon de leurs victimes. Ce n'est qu'après avoir obtenu le pardon et s'être purifiées que ces âmes peuvent reprendre le courant des nouvelles naissances. Quant à ceux qui sont regardés comme incurables, ceux qui ont commis de nombreux et graves sacrilèges, ils sont précipités dans la Tartare et n'en sortent plus jamais. Telle est la dernière leçon de Socrate à ses disciples et, sans aucun doute, la plus belle. Mais l'heure presse ; Socrate se retire dans une autre pièce pour prendre son bain, puis fait appeler le geôlier qui lui apporte la ciguë. L'ayant bue avec une parfaite sérénité, Socrate s'allonge sur sa couche ; mais, avant de mourir, il dit encore à Criton : « Nous devons un coq à Asclépios ; payez-le, ne l'oubliez pas ! » Telles furent ses dernières paroles. Socrate, qui avait promis de sacrifier un coq à Asclépios (Esculape), s'il guérissait d'une maladie dont il était affligé, se devait d'exécuter sa promesse, la mort lui apportant avec le repos la libération de sa maladie. - T.F. Les Belles-Lettres, 1949
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