PHÈDRE ou De la beauté
de Platon.
. . . Dialogue philosophique de Platon (428- 347 av. J.-C), appartenant tout comme le Phêdon (*), le Banquet (*) et la République (*) à ce groupe de dialogues qui contiennent l'essence de la philosophie du Maître. Socrate et Phèdre en sont les interlocuteurs. Considéré dans sa forme, le dialogue se divise en deux parties, la première traitant de la Beauté et de l'Amour, la seconde de la Rhétorique et de la Dialectique ; et l'on a facilement relevé le manque de fusion entre les deux parties. En réalité, l'œuvre est parfaitement une, grâce à la subtile pénétration des motifs de l'une à l'autre partie, à la parfaite continuité des rythmes et du climat qui en font un des dialogues les plus parfaits du philosophe grec, même au point de vue artistique. Socrate rencontre Phèdre qui, enthousiasmé par un discours de Lysias sur l'amour, se promène le long des murailles de la ville tout en méditant les belles paroles qu'il vient d'entendre. Le vieillard accompagne le jeune homme le long des rives de l'Ilissus, au lieu même où, suivant la légende, Borée ravit la nymphe Orithye ; ainsi leur dialogue se déroulera-t-il dans un climat de beauté naturelle et mythique, en plein soleil. Phèdre est émerveillé de l'art de Lysias qui, parlant de l'amour, a subtilement démontré la justesse de ce paradoxe : il faudrait plutôt croire aux promesses de celui qui ne nous aime pas qu'à celles d'un véritable amant. Ce dernier, en effet, obnubilé par sa passion, n'aura pas de reconnaissance pour l'être aimé, l'abandonnera quand son ardeur sera éteinte, négligera les convenances sociales, sera jaloux de lui et l'éloignéra de ses autres amis, ne prêtera attention qu'à son corps et ne se souciera que de le rendre docile à ses propres désirs. Celui qui n'aime pas, au contraire, c'est-à-dire l'amant non passionné, équilibrera adroitement ses requêtes et ses offres, sera prudent et conduira l'aventure de la façon la plus utile pour lui et pour l'être aimé. Les caractérsitiques de ce discours sont celles mêmes de la sophistique et Socrate admire avec une ironie visible cette analyse raffinée des diverses formes del'amour ; mais quant au contenu ? Il pense que Lysias lui-même n'y a attaché que fort peu d'importance ; beaucoup d'autres choses eussent pu être dites que Lysias a tues. Sur la prière de Phèdre, il improvise à son tour un discours sur le même thème, partant d'une définition de l'amour que Lysias admet comme déjà connue : l'amour est essentiellement désir. Mais il y a deux formes de désir, poursuit Socrate : celle qui tend confusément au plaisir et celle qui tend intellectuellement au progrès, au « mieux ». L'amour passionné se rapproche de la première forme, c'est le désir irrésistible et insensé de la beauté. Celui qui aime ainsi ne cherchera pas à rendre l'être aimé meilleur, mais plus adapté à son plaisir, ne s'efforcera pas d'élever son intelligence de peur qu'elle ne lui échappe, mais préférera efféminer son corps, éloigner l'aimé de ceux qui voudraient son bien ; en outre, tant que durera sa passion, il se mettra au service de l'autre, sans se soucier d'être envahissant, quitte à l'abandonner et à le trahir quand la passion sera éteinte. Là, Socrate s'interrompt : il est inutile d'énumérer les avantages de l'amour non passionné, puisqu'il est exactement le contraire du premier. Son discours s'oppose donc à celui de Lysias dans sa composition : au lieu d'unesérie d'arguments détachés, il est constitué par un processus unique qui, partant d'une définition du sujet traité, en développe toutes les conséquences. Mais Socrate veut aussi s'opposer au sophiste dans l'essence même de ses idées : quelque chose en lui le pousse à le faire et voici son second discours sur l'amour, véritable palinodie du premier.
. . . Il n'est pas vrai que la passion propre à l'amour n'ait qu'un caractère négatif. Les activités supérieures de l'homme participent toutes d'un délire qui est la marque de leur origine divine ; tels sont le délire prophétique, le délire religieux, le délire poétique et enfin le délire amoureux. Toutefois, pour comprendre la valeur et la portée de ce délire, il faut connaître la nature de l'âme et, avant tout, établir son immortalité. L'âme est immortelle comme tout ce qui possède en soi-même le principe de son mouvement, alors que ce qui est mû de l'extérieur périra dès que la source extérieure de vie sera tarie. En tant que principe, l'âme n'est engendrée et ne peut se corrompre. Quant à sa véritable nature, seule une science divine pourrait nous la révéler ; il est cependant possible de la connaître en recourant à des images et en se la représentant sous une forme mythique. Nous pouvons imaginer l'âme comme un char ailé, que guide un conducteur également ailé et qui est tiré par deux chevaux ; mais alors que pour l'âme des dieux rien dans cet attelage n'est imparfait, pour l'âme humaine, les deux cheaux sont de nature différente : l'un, blanc et noble, aspire au ciel ; l'autre, noir et massif, est attiré par la terre, et leur conducteur lui-même est en butte à ces deux tendances contraires. Or il advient qu'à chaque révolution astronomique un cortège de dieux se forme sous la conduite de Zeus et remonte des confins de l'univers jusqu'à s'approcher du seuil de cet autre monde, qui leur est supérieur et où résident les valeurs éternelles : les Idées, la Science, la Pensée, la Beauté, la Tempérance, etc. Les âmes des hommes s'unissent au cortège divin, mais leur ascension est gêné par les tendances contraires des deux chevaux : aussi, à peine arrivées à la hauteur du monde éternel, ne pourront-elles s'y maintenir ; certaines peuvent apercevoir quelques Idées, les autres sont dominées par la masse incertaine et inquiète des âmes. De toute façon, les unes comme les autres sont précipitées dans l'abîme, leurs ailes manquant de force pour pouvoir les soutenir. Revenues dans la sphère de notre univers, celles des âmes qui ont vu quelque chose des valeurs absolues peuvent continuer leur existence céleste jusqu'à la prochaine révolution et, à moins de dégénérer, resteront pour toujours dans cet état : si au contraire elles dégénèrent, oubliant ce qu'elles ont entrevu du monde de l'éternité, semblables en cela à toutes celles qui n'ont pu voir aucune Idée, elles s'appesantiront et tomberont sur la terre où il leur faudra s'incarner. Il s'ensuit une hiérarchie dans les types humains, hiérarchie comportant neuf degrés qui correspondent à plus ou moins d'imperfection dans les âmes : 1) philosophes ; 2) rois et guerriers ; 3) hommes politiques et financiers ; 4) médecins et hygiénistes ; 5) devins et mystes ; 6) peintres et poètes ; 7) laboureurs et artisans ; 8) sophistes et démagogues ; 9) tyrans. Après une première incarnation, les âmes sont jugées et celles qui ont péché sont punies par mille ans de vie souterraine, les justes étant récompensées par mille ans de vie dans le ciel ; au bout de ce millénaire, les unes et les autres s'incarnent de nouveau, mais cette fois pourront choisir, même le corps d'un animal. Et ainsi de suite pendant une durée de dix mille ans après lesquels elles reviennent à leur lieu d'origine. Cependant, si par trois fois consécutives une âme a vécu sa vie terrestre dans le respect de la justice, ce retour s'effectuera après le troisième millénaire. Voici donc l'origine des quatre formes de délire ; l'homme se rappelle les valeurs éternelles que son âme a vues à la suite du cortège divin et, dès lors il en recherche constamment en cette vie les images ; l'amant cherche à se rapprocher de l'idée absolue de Beauté à travers la beauté de l'être aimé, et il y a dans sa passion quelque chose de divin. Si l'amant ne recherche que cette idée pure, son amour devient un effort continuel de dépassement de lui-même, une contemplation qui l'élève en même temps que l'aimé vers l'éternel. Si, au contraire, l'image corporelle devient la principale chose envisagée, l'amour devient passion des sens ; auquel cas l'amant avec l'aimé seront, après la mort, punis dans le royaume souterrain.
. . . L'examen de ces trois discours amène ensuite Socrate, dans la deuxième partie du dialogue, à fixer les buts et les modes de la vraie rhétorique : celle-ci n'est pas, comme le voulait la dominante sophistique, une science aux règles formelles, tendant à persuader les autres de la justesse de notre opinion, mais plutôt un guide des âmes vers la Beauté et la Justice. Elle implique donc, d'une part, la connaissance de la Vérité, de l'autre celle de l'âme ; et surtout elle implique chez celui qui fait des discours l'amour pour ses auditeurs, afin de les conduire à la vérité. Ainsi la première partie du dialogue devient le fondement de la seconde : la rhétorique est la vivante expression de cette pensée philosophique tendue vers l'absolu et propre aux âmes d'élite. Et à la représentation mythique de la préexistence céleste fait équilibre l'exaltation d'une activité humaine toute destinée à revenir en ce monde ; la sophistique est condamnée par la vision cosmogonique du second discours qui, avec les clartés suggestives qu'elle projette, son charme passionné, sert d'arrière-plan à la succession des critiques subtiles. Le motif de l'amour, conçu comme l'élément nécessaire de toute exposition de notre pensée, donne à la parole dite une valeur essentiellement supérieure à celle de la parole écrite. L'écrit, dira Socrate à la fin du dialogue, plutôt que d'aider la mémoire, convient à la paresse humaine, tend à se substituer chez l'homme à la science vivante, augmente sa capacité, mais demeure auprès de lui quelque chose de mécanique et d'éteint. Ainsi surgit la vision paradoxale et magnifique d'une civilisation déjà assimilée en nous, actuelle en notre âme, que l'homme se transmet de vive voix et aussi par le vivant exemple, ceci étant l'unique moyen de constituer une humanité supérieure. — T.F. Belles Lettres, 1948.
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